« La marque Heinz commercialise une quinzaine de variétés de sauces. Le supermarché d’Irkoutsk les propose toutes et je ne sais quoi choisir. J’ai déjà rempli six caddies de pâtes et de Tabasco. Le camion bleu m’attend. Micha, le chauffeur, n’a pas éteint le moteur, et dehors, il fait -32. Demain, nous quittons Irkoutsk. En trois jours, nous atteindrons la cabane, sur la rive ouest du lac. Je dois terminer les courses aujourd’hui. Je choisis le « super hot tapas » de la gamme Heinz. J’en prends dix-huit bouteilles : trois par mois.
Quinze sortes de ketchup. À cause de choses pareilles, j’ai eu envie de quitter ce monde. »
Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson, Prix Médicis Essai 2011
Voici un incipit que j’aime et que je désirais partager avec vous.
Les premières lignes de Tesson nous plongent immédiatement dans l’ambiance ET dans le sujet du livre : un homme, désabusé, dégouté par la société de consommation et la profusion d’objets du monde moderne, décide de s’isoler et part vivre dans une contrée lointaine où le froid règne.
Le narrateur distille quelques éléments seulement, suffisamment pour que nous, lecteurs, comprenions de quoi parlera le livre, et où se situera le récit. L’anecdote des quinze sortes de ketchup est primordiale : par ce seul exemple, le narrateur nous dit qui il est, et ce qu’il rejette. Il n’y a pas de grand discours sur la surconsommation, la pollution, la vanité du monde. Il se contente de cet exemple, significatif, et cela nous dit tout.
Une fois ces mots posés, nous comprenons que nous l’accompagnons pour une dernière étape, il va tourner le dos à cette société qu’il abhorre et nous emmener avec lui dans les forêts de Sibérie.
Voilà un exemple d’incipit réussi, à mes yeux.
Et vous, avez-vous un incipit à partager avec nous ? N’hésitez pas à le poster dans les commentaires, juste en dessous !
Comme tu nous l’avais demandé, j’ai cherché un incipit qui m’avait marqué, pour le publier ici. Voici donc l’incipit de « Pot-Bouille », d’Emile Zola.
« Rue Neuve-Saint-Augustin, un embarras de voitures arrêta le fiacre chargé de trois malles, qui amenait Octave de la gare de Lyon. Le jeune homme baissa la glace d’une portière, malgré le froid déjà vif de cette sombre après-midi de novembre. Il restait surpris de la brusque tombée du jour, dans ce quartier aux rues étranglées, toutes grouillantes de foule. Les jurons des cochers tapant sur les chevaux qui s’ébrouaient, les coudoiements sans fin des trottoirs, la file pressée des boutiques débordantes de commis et de clients, l’étourdissaient ; car, s’il avait rêvé Paris plus propre, il ne l’espérait pas d’un commerce aussi âpre, il le sentait publiquement ouvert aux appétits des gaillards solides. »
Dans ce premier paragraphe, tout est déjà dit, cela annonce bien la suite du roman et donne le ton, en voyant arriver un jeune provincial dans un Paris débordant de vie et de bruit ; un Paris dans lequel il faut jouer des coudes afin de pouvoir survivre.
Cela dit, il semblerait que l’incipit de Pot-Bouille inclue les 111 premières lignes, qui comportent en particulier la description de l’immeuble dans laquelle le héros, Octave Mouret, va vivre, et qui va voir se dérouler l’essentiel de l’intrigue. Un immeuble à l’image de ses habitants, « très bien » et « comme il faut », mais qui, cependant, cache, sous un luxe apparent et un ton moralisateur, bien des secrets… Par conséquent, voici l’incipit « complet » pour ceux que cela pourrait intéresser.
« Rue Neuve-Saint-Augustin, un embarras de voitures arrêta le fiacre chargé de trois malles, qui amenait Octave de la gare de Lyon. Le jeune homme baissa la glace d’une portière, malgré le froid déjà vif de cette sombre après-midi de novembre. Il restait surpris de la brusque tombée du jour, dans ce quartier aux rues étranglées, toutes grouillantes de foule. Les jurons des cochers tapant sur les chevaux qui s’ébrouaient, les coudoiements sans fin des trottoirs, la file pressée des boutiques débordantes de commis et de clients, l’étourdissaient ; car, s’il avait rêvé Paris plus propre, il ne l’espérait pas d’un commerce aussi âpre, il le sentait publiquement ouvert aux appétits des gaillards solides.
Le cocher s’était penché.
– C’est bien passage Choiseul ?
– Mais non, rue de Choiseul… Une maison neuve, je crois.
Et le fiacre n’eut qu’à tourner, la maison se trouvait la seconde, une grande maison de quatre étages, dont la pierre gardait une pâleur à peine roussie, au milieu du plâtre rouillé des vieilles façades voisines. Octave, qui était descendu sur le trottoir, la mesurait, l’étudiait d’un regard machinal, depuis le magasin de soierie du rez-de-chaussée et de l’entresol, jusqu’aux fenêtres en retrait du quatrième, ouvrant sur une étroite terrasse. Au premier, des têtes de femme soutenaient un balcon à rampe de fonte très ouvragée. Les fenêtres avaient des encadrements compliqués, taillés à la grosse sur des poncifs ; et, en bas, au-dessus de la porte cochère, plus chargée encore d’ornements, deux amours déroulaient un cartouche, où était le numéro, qu’un bec de gaz intérieur éclairait la nuit.
Un gros monsieur blond, qui sortait du vestibule, s’arrêta net, en apercevant Octave.
– Comment ! vous voilà ! cria-t-il. Mais je ne comptais sur vous que demain !
– Ma foi, répondit le jeune homme, j’ai quitté Plassans un jour plus tôt… Est-ce que la chambre n’est pas prête ?
– Oh ! si… J’avais loué depuis quinze jours, et j’ai meublé ça tout de suite, comme vous me le demandiez. Attendez, je veux vous installer.
Il rentra, malgré les instances d’Octave. Le cocher avait descendu les trois malles. Debout dans la loge du concierge, un homme digne, à longue face rasée de diplomate, parcourait gravement le Moniteur. Il daigna pourtant s’inquiéter de ces malles qu’on déposait sous sa porte ; et, s’avançant, Il demanda à son locataire, l’architecte du troisième, comme il le nommait :
– Monsieur Campardon, est-ce la personne ?
– Oui, monsieur Gourd, c’est M. Octave Mouret, pour qui j’ai loué la chambre du quatrième. Il couchera là-haut et il prendra ses repas chez nous… M. Mouret est un ami des parents de ma femme, que je vous recommande.
Octave regardait l’entrée, aux panneaux de faux marbre, et dont la voûte était décorée de rosaces. La cour, au fond, pavée et cimentée, avait un grand air de propreté froide ; seul, un cocher, à la porte des écuries, frottait un mors avec une peau. Jamais le soleil ne devait descendre là.
Cependant, M. Gourd examinait les malles. Il les poussa du pied, devint respectueux devant leur poids, et parla d’aller chercher un commissionnaire, pour les faire monter par l’escalier de service.
– Madame Gourd, je sors, cria-t-il en se penchant dans la loge.
Cette loge était un petit salon, aux glaces claires, garni d’une moquette à fleurs rouges et meublé de palissandre ; et, par une porte entrouverte, on apercevait un coin de la chambre à coucher, un lit drapé de reps grenat. Mme Gourd, très grasse, coiffée de rubans jaunes, était allongée dans un fauteuil, les mains jointes, à ne rien faire.
– Eh bien ! montons, dit l’architecte.
Et, comme il poussait la porte d’acajou du vestibule, il ajouta, en voyant l’impression causée au jeune homme par la calotte de velours noir et les pantoufles bleu ciel de M. Gourd :
– Vous savez, c’est l’ancien valet de chambre du duc de Vaugelade.
– Ah ! dit simplement Octave.
– Parfaitement, et il a épousé la veuve d’un petit huissier de Mort-la-Ville. Ils possèdent même une maison là-bas. Mais ils attendent d’avoir trois mille francs de rente pour s’y retirer… Oh ! des concierges convenables !
Le vestibule et l’escalier étaient d’un luxe violent. En bas, une figure de femme, une sorte de Napolitaine toute dorée, portait sur la tête une amphore, d’où sortaient trois becs de gaz, garnis de globes dépolis. Les panneaux de faux marbre, blancs à bordures roses, montaient régulièrement dans la cage ronde ; tandis que la rampe de fonte, à bois d’acajou, imitait le vieil argent, avec des épanouissements de feuilles d’or. Un tapis rouge, retenu par des tringles de cuivre, couvrait les marches. Mais ce qui frappa surtout Octave, ce fut, en entrant, une chaleur de serre, une haleine tiède qu’une bouche lui soufflait au visage.
– Tiens ! dit-il, l’escalier est chauffé ?
– Sans doute, répondit Campardon. Maintenant, tous les propriétaires qui se respectent, font cette dépense… La maison est très bien, très bien…
Il tournait la tête, comme s’il en eût sondé les murs, de son œil d’architecte.
– Mon cher, vous allez voir, elle est tout à fait bien… Et habitée rien que par des gens comme il faut !
Alors, montant avec lenteur, il nomma les locataires. À chaque étage, il y avait deux appartements, l’un sur la rue, l’autre sur la cour, et dont les portes d’acajou verni se faisaient face. D’abord, il dit un mot de M. Auguste Vabre : c’était le fils aîné du propriétaire ; il avait pris, au printemps, le magasin de soierie du rez-de-chaussée, et occupait également tout l’entresol. Ensuite, au premier, se trouvaient, sur la cour, l’autre fils du propriétaire, M. Théophile Vabre, avec sa dame, et sur la rue, le propriétaire lui-même, un ancien notaire de Versailles, qui logeait du reste chez son gendre, M. Duveyrier, conseiller à la cour d’appel.
– Un gaillard qui n’a pas quarante-cinq ans, dit en s’arrêtant Campardon, hein ? c’est joli !
Il monta deux marches, et se tournant brusquement, il ajouta :
– Eau et gaz à tous les étages.
Sous la haute fenêtre de chaque palier, dont les vitres, bordées d’une grecque, éclairaient l’escalier d’un jour blanc, se trouvait une étroite banquette de velours. L’architecte fit remarquer que les personnes âgées pouvaient s’asseoir. Puis, comme il dépassait le second étage, sans nommer les locataires :
– Et là ? demanda Octave, en désignant la porte du grand appartement.
– Oh ! là, dit-il, des gens qu’on ne voit pas, que personne ne connaît… La maison s’en passerait volontiers. Enfin, on trouve des taches partout…
Il eut un petit souffle de mépris.
– Le monsieur fait des livres, je crois.
Mais, au troisième, son rire de satisfaction reparut. L’appartement sur la cour était divisé en deux : il y avait là Mme Juzeur, une petite femme bien malheureuse, et un monsieur très distingué, qui avait loué une chambre, où il venait une fois par semaine, pour des affaires. Tout en donnant ces explications, Campardon ouvrait la porte de l’autre appartement.
– Ici, nous sommes chez moi, reprit-il. Attendez, il faut que je prenne votre clef… Nous allons monter d’abord à votre chambre, et vous verrez ma femme ensuite.
Pendant les deux minutes qu’il resta seul, Octave se sentit pénétrer par le silence grave de l’escalier. Il se pencha sur la rampe, dans l’air tiède qui venait du vestibule ; il leva la tête, écoutant si aucun bruit ne tombait d’en haut. C’était une paix morte de salon bourgeois, soigneusement clos, où n’entrait pas un souffle du dehors. Derrière les belles portes d’acajou luisant, il y avait comme des abîmes d’honnêteté.
– Vous aurez d’excellents voisins, dit Campardon, qui avait reparu avec la clef : sur la rue, les Josserand, toute une famille, le père caissier à la cristallerie Saint-Joseph, deux filles à marier ; et, près de vous, un petit ménage d’employés, les Pichon, des gens qui ne roulent pas sur l’or, mais d’une éducation parfaite… Il faut que tout se loue, n’est-ce pas ? même dans une maison comme celle-ci.
À partir du troisième, le tapis rouge cessait et était remplacé par une simple toile grise. Octave en éprouva une légère contrariété d’amourpropre. L’escalier, peu à peu, l’avait empli de respect ; il était tout ému d’habiter une maison si bien, selon l’expression de l’architecte. Comme il s’engageait, derrière celui-ci, dans le couloir qui conduisait à sa chambre, il aperçut, par une porte entrouverte, une jeune femme debout devant un berceau. Elle leva la tête, au bruit. Elle était blonde, avec des yeux clairs et vides ; et il n’emporta que ce regard, très distinct, car la jeune femme, tout d’un coup rougissante, poussa la porte, de l’air honteux d’une personne surprise.
Campardon s’était tourné, pour répéter :
– Eau et gaz à tous les étages, mon cher.
Puis, il montra une porte qui communiquait avec l’escalier de service. En haut, étaient les chambres de domestique. Et, s’arrêtant au fond du couloir :
– Enfin, nous voici chez vous. »
Merci, pour le texte ET pour l’analyse que tu en fais. C’est très intéressant.
Zola, en bon naturaliste, prend tout son temps pour donner un maximum de vérité à ses décors et à l’intrigue en général. Certains n’aiment pas ce foisonnement de détails, moi j’adore ! Zola est un de mes auteurs favoris. Une page d’amour, roman moins connu, est très beau.
(Maintenant que j’y pense, je crois que je n’ai pas lu Pot-Bouille !…)
Merci pour ton retour, Sophie. 🙂 Je ne connais pas « Une page d’amour », mais j’ambitionne de lire tous les Rougon-Macquart… En tout cas, je t’encourage à lire « Pot-Bouille ». Il s’agit du volet précédant et introduisant « Au bonheur des dames ».
Dans la théorie de l’incipit, tu nous as donné l’incipit de « L’attrape-cœur » de Salinger, dans lequel l’auteur se moque de « David Copperfield ». Du coup, cela m’a donné envie d’aller lire cet incipit, dont le premier paragraphe m’avait marqué dans « Autant en emporte le vent ». Là aussi, il s’agit d’un incipit long, comportant de nombreuses digressions, mais je pense que ce premier paragraphe pourrait suffire comme incipit de ce roman. En voici donc l’extrait (ceux qui le désirent peuvent s’arrêter à la lecture du premier paragraphe). Qu’en pensez-vous ? Pensez-vous, comme Salinger, qu’il s’agisse de « conneries », d’interminables niaiseries, ou bien trouvez-vous cela humoristique, sarcastique et beau ?
« Serai-je le héros de ma propre histoire ou quelque autre y prendra-t-il cette place ? C’est ce que ces pages vont apprendre au lecteur. Pour commencer par le commencement, je dirai donc que je suis né un vendredi, à minuit (du moins on me l’a dit, et je le crois). Et chose digne de remarque, l’horloge commença à sonner, et moi, je commençai à crier, au même instant.
Vu le jour et l’heure de ma naissance, la garde de ma mère et quelques commères du voisinage qui me portaient le plus vif intérêt longtemps avant que nous pussions faire mutuellement connaissance, déclarèrent : 1° que j’étais destiné à être malheureux dans cette vie ; 2° que j’aurais le privilège de voir des fantômes et des esprits. Tout enfant de l’un ou de l’autre sexe assez malheureux pour naître un vendredi soir vers minuit possédait invariablement, disaient-elles, ce double don.
Je ne m’occupe pas ici de leur première prédiction. La suite de cette histoire en prouvera la justesse ou la fausseté. Quant au second point, je me bornerai à remarquer que j’attends toujours, à moins que les revenants ne m’aient fait leur visite quand j’étais encore à la mamelle. Ce n’est pas que je me plaigne de ce retard, bien au contraire : et même si quelqu’un possède en ce moment cette portion de mon héritage, je l’autorise de tout mon cœur à la garder pour lui.
Je suis né « coiffé » : on mit ma coiffe en vente par la voie des annonces de journaux, au très-modique prix de quinze guinées. Je ne sais si c’est que les marins étaient alors à court d’argent, ou s’ils n’avaient pas la foi et préféraient se confier à des ceintures de liège, mais ce qu’il y a de positif, c’est qu’on ne reçut qu’une seule proposition ; elle vint d’un courtier de commerce qui offrait cinquante francs en argent, et le reste de la somme en vin de Xérès : il ne voulait pas payer davantage l’assurance de ne jamais se noyer. On renonça donc aux annonces qu’il fallut payer, bien entendu. Quant au xérès, ma pauvre mère venait de vendre le sien, ce n’était pas pour en acheter d’autre. Dix ans après on mit ma coiffe en loterie, à une demi-couronne le billet, il y en avait cinquante, et le gagnant devait ajouter cinq shillings en sus. J’assistai au tirage de la loterie, et je me rappelle que j’étais fort ennuyé et fort humilié de voir ainsi disposer d’une portion de mon individu. La coiffe fut gagnée par une vieille dame qui tira, bien à contre-cœur, de son sac les cinq shillings en gros sols, encore y manquait-il un penny ; mais ce fut en vain qu’on perdit son temps et son arithmétique à en convaincre la vieille dame. Le fait est que tout le monde vous dira dans le pays qu’elle ne s’est pas noyée, et qu’elle a eu le bonheur de mourir victorieusement dans son lit à quatre-vingt-douze ans. On m’a raconté que, jusqu’à son dernier soupir, elle s’est vantée de n’avoir jamais traversé l’eau, que sur un pont : souvent en buvant son thé (occupation qui lui plaisait fort), elle s’emportait contre l’impiété de ces marins et de ces voyageurs qui ont la présomption d’aller « vagabonder » au loin. En vain on lui représentait que sans cette coupable pratique, on manquerait de bien de petites douceurs, peut-être même de thé. Elle répliquait d’un ton toujours plus énergique et avec une confiance toujours
plus entière dans la force de son raisonnement :
« Non, non, pas de vagabondage. »
Mais pour ne pas nous exposer à vagabonder nous-même, revenons à ma naissance.
Je suis né à Blunderstone, dans le comté de Suffolk ou dans ces environs-là, comme on dit. J’étais un enfant posthume.
Lorsque mes yeux s’ouvrirent à la lumière de ce monde, mon père avait fermé les siens depuis plus de six mois. Il y a pour moi, même à présent, quelque chose d’étrange dans la pensée qu’il ne m’a jamais vu ; quelque chose de plus étrange encore dans le lointain souvenir qui me reste des jours de mon enfance passée non loin de la pierre blanche qui recouvrait son tombeau. Que de fois je me suis senti saisi alors d’une compassion indéfinissable pour ce pauvre tombeau couché tout seul au milieu du cimetière, par une nuit obscure, tandis qu’il faisait si chaud et si clair dans notre petit salon ! il me semblait qu’il y avait presque de la cruauté à le laisser là dehors, et à lui fermer si soigneusement notre porte.
Le grand personnage de notre famille, c’était une tante de mon père, par conséquent ma grand’tante à moi, dont j’aurai à
m’occuper plus loin, miss Trotwood ou miss Betsy, comme l’appelait ma pauvre mère, quand elle parvenait à prendre sur elle de nommer cette terrible personne (ce qui arrivait très rarement). Miss Betsy donc avait épousé un homme plus jeune qu’elle, très-beau, mais non pas dans le sens du proverbe : « pour être beau, il faut être bon. » On le soupçonnait fortement d’avoir battu miss Betsy, et même d’avoir un jour, à propos d’une discussion de budget domestique, pris quelques dispositions subites, mais violentes, pour la jeter par la fenêtre d’un second étage. Ces preuves évidentes d’incompatibilité d’humeur décidèrent miss Betsy à le payer pour qu’il s’en allât et pour qu’il acceptât une séparation à l’amiable. Il partit pour les Indes avec son capital, et là, disaient les légendes de famille, on l’avait rencontré monté sur un éléphant, en compagnie d’un babouin ; je crois en cela qu’on se trompe : ce n’était pas un babouin, on aura sans doute confondu avec une de ces princesses indiennes qu’on appelle Begum. Dans tous les cas, dix ans après on reçut
chez lui la nouvelle de sa mort. Personne n’a jamais su quel effet cette nouvelle fit sur ma tante : immédiatement après leur séparation, elle avait repris son nom de fille, et acheté dans un hameau, bien loin, une petite maison au bord de la mer où elle était allée s’établir. Elle passait là pour une vieille demoiselle qui vivait seule, en compagnie de sa servante, sans voir âme qui vive.
Mon père avait été, je crois, le favori de miss Betsy, mais elle ne lui avait jamais pardonné son mariage, sous prétexte que
ma mère n’était « qu’une poupée de cire. » Elle n’avait jamais vu ma mère, mais elle savait qu’elle n’avait pas encore vingt ans. Mon père ne revit jamais miss Betsy. Il avait le double de l’âge de ma mère quand il l’épousa, et sa santé était loin d’être robuste. Il mourut un an après, six mois avant ma naissance, comme je l’ai déjà dit.
Tel était l’état des choses dans la matinée de ce mémorable et important vendredi (qu’il me soit permis de le qualifier ainsi). Je ne puis donc pas me vanter d’avoir su alors tout ce que je viens de raconter, ni d’avoir conservé aucun souvenir personnel de ce qui va suivre. »
Merci Shervin !
Pour ma part, je ne suis pas d’accord avec Salinger ; déjà, j’aime trop Charles Dickens et son ironie permanente. Cet incipit, comme celui des Grandes espérances, est superbe, mordant et savoureux. Et puis, si j’aime les histoires qui surprennent d’entrée de jeu le lecteur, j’aime aussi celles qui prennent le temps d’installer le décor et l’historique du personnage ou de l’intrigue, avant de lancer l’action.
On a vu qu’il existait 4 sortes d’incipits, je pense qu’ils se valent tous, selon ce que l’auteur veut écrire. À nous, « écrivains » en herbe, de bien choisir celui qui sublimera notre récit, et non le desservira 😉
Merci ! Moi aussi, j’adore Dickens, même si je n’ai lu que « Les grandes espérances ». Cela dit, je ne me rappelle pas de son incipit… Ca vaudrait peut-être le coup que j’en relise le début. 🙂
Voici l’incipit de « La dernière leçon » de Noëlle CHATELET, livre que j’ai commencé à dévorer hier au soir et que je viens de finir.
« Ce sera donc le 17 octobre. »
C’est ainsi, par cette phrase, toute simple, ces six mots, tout simples, que tu nous l’as annoncée, ta mort.
Phrase guillotine que cette petite phrase-là. Couperet. Six mots faits d’acier tranchant aiguisé avec constance, depuis des années.
Tu l’as prononcée tranquillement, calmement. Pour qu’elle fasse le moins mal possible, qu’elle paraisse naturelle,comme on annonce la date d’un voyage, pour qu’elle soit audible à l’oreille de tes enfants en principe préparés à l’entendre, depuis des années.
Cette phrase, je n’étais pas prête, pas prête du tout, à l’entendre pour de bon, je l’ai compris aussitôt.
De la lame des six mots, j’ai juste senti le froid. Rien d’autre que le froid. Pas de douleur. Que le froid. Pas de sang non plus : le sang s’était glacé, à moins qu’il ne se soit d’un coup retiré de moi, jusqu’à la dernière goutte de vie.
Cette entrée en matière m’a semblé brutale et même glaciale. Ces six mots, qui ne sont qu’une simple date, annonce le thème principal du livre à savoir le choix de sa fin de vie. Sujet difficile, éprouvant et émouvant que Noëlle CHATELET raconte avec une telle douceur, une telle émotion dans les souvenirs et nous dévoile une relation mère/fille très très très forte. Une approche de la fin de vie tellement originale, racontée de manière très fluide et vibrante. Un livre qui ne laisse pas indifférent …
Je vous le recommande vivement.
Merci Anne.
C’est effectivement un incipit percutant, très accrocheur car très déroutant. On a forcément envie d’en apprendre plus, et ce qui est très réussi je trouve, c’est qu’on en a envie mais qu’on n’en a pas envie en même temps. On redoute ce qu’on va découvrir, non ? On sent que le sujet ne va pas être facile. À l’image de cet incipit.
C’est un exemple très bien trouvé ! Merci ! Je ne connaissais pas ce livre.
» C’est l’heure de la sieste un jour en plein été. Tout le monde dort dans la maison de vacances. Je monte le raidillon qui conduit, par un chemin de ronces,aux rochers d’où l’on peut plonger. Devant moi un homme fait son jogging. Débardeur, short, le tout moulant. Malgré la chaleur il ne semble pas souffrir. Corps longiligne,muscles dessinés. Je l’envie et peste contre mon âge qui ne m’autorise plus ce genre de plaisir… »
Laure Adler (70 ans) : » La voyageuse de nuit »
Un carnet de voyage au pays de la vieillesse
J’ai pesté avec elle derrière ce dos, »ce corps qui ne semble pas souffrir » … et lorsque le Monsieur s’arrête, se tourne…
c’est un Monsieur « d’un certain âge », « d’un âge certain »
Le décor de la vieillesse est posé.
C’est un bel incipit merci Brigitte. Ce que j’aime, c’est que, en quelques mots, le décor et l’ambiance sont posés, on a presque les parfums de la pinède, l’air lourd de sel et d’embruns. Et, en trois lignes, les traits psychologiques de la narratrice sont brossés, c’est très efficace !
MERCI !!!