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3- Elle a perdu la tête par Brigitte

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Seule. Enfin seule. Juliette en rêve depuis des semaines : elle n’a plus que dix jours pour envoyer sa Nouvelle à l’Eveil. Elle est montée dans sa tour, son repaire. La bouilloire entame sa réconfortante chansonnette. La tisanière est prête à gauche de la table de travail. Les crayons de bois, soigneusement taillés sont alignés à main droite. Sa plume s’est endormie ces derniers temps. Alors elle se dit que le noir de la nuit va stimuler son imaginaire. Elle sent que ce soir la page blanche va être inspirante, quand, une vibration secoue la poche de sa veste irlandaise.

  • Ah, zut j’ai oublié de l’éteindre ce truc !

Machinalement elle sort le rectangle noir sur l’écran duquel le doux prénom de Clara clignote.

Pour son amie d’enfance, Juliette lâche tout. Depuis qu’elles ont huit ans c’est « à la vie, à la mort ! ». « A la vie », certes, vu le nombre de bêtises qu’elles ont faites ensemble. « A la mort », elle ne pensait pas que cela arriverait si vite !

  • Alors ma belle, comment vas-tu ? Ce séminaire au golf, la classe ? L’Américain vous a joué le grand jeu ?
  • Une catastrophe… peine à répondre Clara entre deux sanglots.
  • Ah bon…
  • Une erreur, un accident, c’est juste un accident….
  • Si ce n’est que de la tôle froissée, t’inquiète, je te prêterai ma voiture…
  • Mais non, tu ne comprends rien, ce n’est pas ça….
  • Eh, tu pourrais être plus claire ma Clairette ?
  • Tu plaisantes ? Je n’ai rien vu et je n’y vois rien. J’te dis que c’est un accident !
  • Bon, arrête de tourner autour du trou. C’est quoi cette histoire sans queue, ni tête. Maintenant tu me racontes….
  • J’ai peur, j’ai froid…Dis, tu pourrais m’apporter un alcool fort, très fort pour retrouver ma tête.
  • J’ai quelques bouteilles de Mort Subite au frigo, ça t’dit?
  • Non, Je t’ai dit : un alcool fort !

Juliette n’a jamais entendu Clara dans un tel délire. Elle imagine ses boucles blondes secouées par les sanglots. Qu’est ce qui lui arrive ? Elle a plutôt la tête sur les épaules, et là soudain elle la sent toute pitaude.

  • C’est John ? tente Juliette. Elle sait les difficultés que son amie vit afin de tenir à distance le futur patron américain. Il devient plus pressant ? Ne te laisse pas faire ! Réagis bon sang ! Ce n’est pas parce qu’il rachète la société, qu’il peut tout se permettre. Il te tourne encore autour ?
  • Ça ne risque plus…
  • Tant mieux ! Qu’est-ce que tu lui as dit ?
  • Rien…
  • Donc, c’est terminé ?
  • Euh, oui en quelque sorte, répond à voix basse Clara
  • Alors c’est quoi le problème ?
  • Ben, c’est moi qui lui tourne autour maintenant….
  • Mais t’as perdu la tête ?
  • ???…..

Juliette entend un long hurlement : burn out en pleine nuit ? Son amie est vraiment trop fragile en ce moment : « Croix de bois, croix de fer », telle une armure, elle la défendra.

  • Tu es toujours au Golf du Gouverneur ?
  • Ben oui,
  • Surtout bouge pas, tu fais la morte, j’arrive…
  • Attends ! tu m’avais promis… brame Clara.
  • Quelle promesse ?
  • C’est trop difficile, je ne peux rien dire…
  • Aïe, tu as couché avec John ? C’est vrai que le jour de ton mariage, je t’avais promis de ne rien dire à Stéphane si j’apprenais que tu le trompais.
  • Tu sais, eh bien je préférerais cette promesse…
  • Dis ma chérie, t’as pas un cancer ? Quand tu as accouché de ta petite Julie, je t’ai promis de m’en occuper comme de ma fille si tu étais malade…
  • J’ai connu des jours meilleurs, mais côté santé tout est Ok
  • Vraiment, j’ai beau chercher : rien… je donne ma langue au chat !
  • Oh, je vais vomir…

Quelques minutes de silence profond.

  • Clara ? T’es toujours là ?
  • Tais-toi ! on pourrait nous entendre… Puis d’une voix basse Clara poursuit : Chiroubles…chuchote-t-elle.
  • Tu veux une bouteille de vin ?
  • Non le week-end, en mars 2022 : ça te rappelle quelque chose quand même ?
  • Qu’est-ce qu’on avait bu : Bière de toutes les couleurs, Chartreuse dans des petits verres à pied, Rhum au goulot en chantant des chansons de marins, quelques appellations contrôlées, si je m’en rappelle ! Nous, on ne contrôlait plus rien… Et alors ?
  • Tu te souviens de cette discussion : on avait imaginé à qui on demanderait de l’aide si on devait se débarrasser d’un cadavre ?
  • Ah oui ! c’est vrai, tu m’avais dit qu’il n’y avait qu’à moi que tu pourrais demander une chose pareille. J’avoue : j’étais flattée, quelle confiance !
  • T’es toujours ma meilleure amie ?
  • Ben… oui.
  • Alors rappliques. Tiens ta promesse et ta langue.

 

Juliette roule trop vite. C’est absurde cette histoire de cadavre. Elle ne sait pas si c’est du lard ou du cochon. Une blague peut-être, du genre anniversaire surprise avec les copains qui sortent des bois. N’importe quoi ! se dit Juliette, mon anniversaire est en juillet.

Quand elle pénètre le green du golf, c’est la pleine nuit. Un chien perdu aboie. Les arbres cadavériques balancent leurs squelettes au vent méchant. Elle rejoint le départ de « La Soche », parcours école pour faire ses premiers pas entre amis. Ambiance décontractée dans un environnement bucolique et champêtre décrivent les prospectus locaux. Pour l’heure, les ombres sont froides comme des courants d’air et les ténèbres floutent le corps de son amie.

  • Si c’est une blague… démarre Juliette, qui s’arrête net quand, de son téléphone portable Clara éclaire le gazon.

Un corps est à terre sur le ventre, un corps qui s’arrête aux épaules…Un cri strident échappe de sa gorge tremblante. Une chouette répond à son imploration d’un hululement qui lui glace le sang. La brume se répand sur le décor. Les arbres ne sont plus que des masses confuses dont seules quelques feuilles mortes glissent vers le sol. Le silence entre elles a une épaisseur de monastère. Juliette sort peu à peu de sa torpeur et murmure un :

  • Qu’est ce qui t’a pris ?
  • Je t’dis que c’est un accident, répète en boucle l’apprentie golfeuse.

Son amie se ressaisit, la prend dans ses bras : Arrête ton vinyle, il va finir par rayer ! L’amour donne des raisons d’être fou, de là à en perdre la tête ? Mais qu’est-il arrivé ?

De loin, je l’ai vu arriver dans sa golfette. Nous étions seuls. Il s’approche, bien trop près, frôle mes fesses. A l’instant où je vais choisir un putter dans mon sac, il se glisse derrière moi, je sens son souffle sur ma nuque. Je dois vite finir ce coup. Aussi sans me retourner, ma main saisit précipitamment un fer graphite Cobra. Je rate la balle, mais pas la tête de John.

Sous la timide clarté blafarde que les lampadaires dispensent dans des halos cotonneux, Clara lui tend son arme. Regarde le shaft (*) a été aiguisé comme un sabre et la cavité de la tête a disparu au profit d’une pointe.

  • Nul doute, ton équipement a été trafiqué
  • Enfin, tu me crois, soupire Clara

Juliette ne sait plus si elle doit s’extasier devant le coup ou prendre un air désolé.

  • Et la tête ? demande-t-elle soudain
  • Sais pas… disparue. Il faut croire que sous ses airs de Big Boss, il n’y avait pas grand-chose dedans pour s’envoler comme un moineau.
  • Bon, il faut faire disparaitre le …reste du corps
  • On commence par quoi ? s’enquiert Clara soudain toute fébrile.
  • Patience, il y a urgence. Je réfléchis.

D’un ton dogme, elle finit par énoncer qu’il convient de procéder par élimination :

  • Pendaison, noyade : personne ne va y croire,
  • Enterrement sous la dalle de la piscine : la nuit va être trop courte pour les travaux,
  • Feu de joie dans le four à pain : l’odeur va nous trahir,
  • Couverture de chaux : la destruction totale des preuves n’est pas garantie,
  • La soude !

C’est bien ça, assène Clara presque joyeuse. Rupture de stock, réplique Juliette, comme pour la moutarde et la mayonnaise, à cause des Russes. Je crois que j’ai trouvé, marmonne enfin Juliette qui se souvient du jardin de sa maison de campagne, ravagé il y a six mois, en l’espace de quelques heures. J’ai des amis à la Cluse des Hopitaux, qui me doivent un petit service. Ecologique, ajoute-t-elle, pour sortir Clara retombée dans une sombre mélancolie. L’aller-retour est possible avant l’aube. Son amie ébauche comme un sourire.

  • Range ta tête de ravie de la crèche et aide-moi. Tire par les pieds. Je ne vais quand même pas tout faire.

Depuis longtemps les oiseaux ne chantent plus. Mais les corbeaux posent sur le cortège des deux jeunes femmes leur regard avec appétit.

  • Tes amis ? Ils sont sûrs ?
  • Muets comme des carpes. Leur technique, c’est la méthode calabraise. Toi qui es cinéphile : « Snatch » tu connais ? Au fait il pesait combien John ?
  • Quel rapport ?
  • C’est pour le nombre de convives.
  • ????
  • Les sangliers, les cochons, quoi ? Tu n’avais pas compris ?

La livraison du hamburger américain aux amis porcins s’est déroulée sans encombre avant l’orée du jour. Un livreur Uber Eats n’aurait pas été plus efficace. Quand la nuit se ferme, le soleil les délivre de ce cauchemar d’un soir. Clara dira, plus tard, que John ne fut qu’une histoire sans lendemain.

 

Juin – 18 mois plus tard-

Juliette attend Clara à la brasserie de l’Espace. C’est leur rituel avant le marché sur le quai Saint Antoine. Elle est en retard, ce n’est pas son habitude. Philippe, Phi-Phi pour les intimes, très prévenant pour sa clientèle lui glisse le journal sur la table ronde Stillcafé gris anthracite. Un encart dans un coin de la première page : « L’Association Swing du Cœur annule le tournoi 7 au golf du Gouverneur- plus de détails en page 4- ». D’un geste brusque Juliette déploie le quotidien, le plie, le plisse et dévore les commentaires du correspondant local. « Scène d’épouvante sur le Green : une tête décapitée a été découverte. L’identité judiciaire a permis de déterminer qu’il s’agit d’une femme

à la chevelure blonde et bouclée, âgée d’environ 30 à 35 ans. Le procureur de Bourg en Bresse, Christophe RODE, n’a fait aucune déclaration. Dans cette affaire, qui s’avère délicate, les forces de la Gendarmerie ont demandé le soutien de la P.J. de Lyon et d’Interpol. »

 

Epouvantée, Juliette repose la tasse sur sa soucoupe tremblante. Elle soulève péniblement une paupière sur la noisette de son café. Phi-Phi s’arrête à sa hauteur. Un brin familier, il lui lance :

  • Vous en faites une drôle de tête !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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*Le Shaft = le manche du club de golf

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