Merde ! Vingt-et-une heures trente… Pas vu la journée passer… Boulot jamais fini. En mouvement perpétuel à cause du décalage horaire : dès que les Asiats sont couchés, les Amerlocks se lèvent !
Plus grand monde sur le parvis à cette heure-ci. Quelques patineurs, des footeux aux maillots à trois roupies revendus cinquante balles parce que sur-logotés. Et des dealers en grappes. Descente en enfer-RER. Métro. Pas le bus. Trop d’attente à cette heure-ci. Marche pour s’aérer le cerveau. Et les pieds. Important, la santé des pieds. Sinon, pas moyen de se concentrer, de réfléchir. Resterait que l’instinct. Dangereux l’instinct, dans mon métier. Ça peut aider, mais ça peut aussi te planter dans les grandes largeurs.
Putain de boulangerie qui ferme à vingt heures… C’est le drame de mon job : jamais de pain frais ! Alors, petits pains suédois. Beurre salé. Et un ou deux décas. Jamais de tisane pisse-mémé. Pour ça, on verra plus tard…
Pas de courrier. Rideau-œil-de-concierge-qui-fronce. Escalier. Les pieds sont encore vaillants.
Pas de message sur le répondeur. Etrange. Branché le répondeur ? Oui, branché. Et la cassette n’est pas coincée. Le bon vieux matos, y’a que ça de vrai. Mais pas bon signe, ça, pas d’appel… Devait me contacter pour me dire … Une embrouille ?
Merde ! Et re-merde ! Plus de petits pains suédois ! Commencer par deux grands verres d’eau. Un vieux truc pour couper la faim. Pas folichon mais efficace. Pas eu le temps de manger à midi et personne pour me remonter un sandwich. Normal : les Jean-Normaux ne travaillent pas un jour férié.
Reste trois radis au frigo. Beurre salé. Poivre pour masquer le goût pisseux du trio rose-et-blanc. Et déca. Non, après tout, un vrai. Pas envie de dormir.
Une embrouille ? Ça serait bien la première fois…
Je ne devrais pas l’appeler. Dangereux de laisser des traces. Lui, il a tous les moyens de masquer ses appels. Normal pour un flic du Quai. Surtout quand tu travailles au département informatique. Et puis merde !
« Allo?
– C’est moi
– Raccroche ! Bordel, raccroche ! T’es dingue ?! »
Je n’ai pas le temps de reposer le combiné qu’il l’a déjà fait avant moi. Trois secondes à peine. Insuffisant pour mettre sur une piste ceux qui pourraient fouiner. Si fouine il y a un jour.
J’attends son appel.
Rien.
Deuxième puis troisième café, bien serré celui-là.
Toujours rien.
Peux pas non plus débarquer chez lui à minuit. Sa femme, les mômes, pas au courant les chéris.
Les vacances à l’hôtel sur la Côte au mois d’août, le coupé Mercédès, le Vuitton, les seins rebombés sur mesure, les thalasso, les places d’orchestre à Garnier où l’on s’endort… Et la collection de carrés Hermès, copieusement exhibés sur la terrasse du Fouquets’s. Ou les Louboutin sur celle de Sénéquier à Saint-Trop l’été. Apparemment, personne ne s’est posé la question du comment… Car tout le monde a fait semblant de croire à un héritage. Bien joué.
Dans la famille flic, je demande le père-plein-aux-as… Et la mère relookée photo-de-couverture-Bien-Être-et-Santé version supplément-Figaro-Madame. Reste les mômes : à chier, avec leur Apple-watch, leurs chinos repassés au millimètre et leurs polos Ralph Lauren.
Et s’il avait décidé de raccrocher ? Pas le téléphone comme il y a cinq minutes, mais raccrocher. Raccrocher pour de bon. Quitter le business. Ça serait vraiment con, mais on ne sait jamais. Une bouffée de remords, un scrupule mal placé, une palanquée de doutes qui titillent, un bout de boyau qui commence à se tordre le soir au coucher. Le stress qui serre la poitrine et coupe à demi la respiration.
Alors, hop ! on quitte le navire sans crier gare, on repasse du bon bord, celui qui regarde glisser les planètes alignées. Alignées pour les mecs comme moi. Et s’il réintégrait la populace qui trime sans jamais saisir ce qui lui glisse entre les doigts ?
Raccrocher parce que madame soupire son N°5 dans sa nuisette en soie, solitaire. Madame qui s’impatiente trop longtemps sur son matelas Bultex-Air-Tonic en regardant sa Rolex pour la nième fois ou s’endort en ronflant dans son spa aux aromates relaxants, faute de mieux.
Car quand tu as la cage thoracique à demi broyée par un étau de stress, ça ne facilite pas la bandaison, ne serait-ce que d’un quart. Et qui se contenterait d’un quart ?
Oui, s’il avait décidé de raccrocher pour s’occuper de madame, comme au bon vieux temps de leur chambre de bonne et de leurs Royco-minute-soupes ? Décidé d’envoyer balader notre coopération ? S’il me laissait tomber, la trouille au ventre ? Et allait tout balancer à ses collègues, ceux qui fouillent, qui traquent, qui questionnent. Et qui parfois trouvent…
Pourtant je l’ai bien choisi mon complice : un vieux pote de collège. A l’époque c’était déjà moi qui roulais les copains, raflais leurs billes, surtout les gros tocs colorés qui valaient une petite fortune. Au moins trois carambars ! Et c’était lui qui gardait soigneusement notre butin, le nettoyait en crachant dans son mouchoir pour le faire briller, faisait l’inventaire, tenait les comptes… Un mec irréprochable, organisé, fiable. Dommage qu’il soit devenu flic. Mais heureusement informaticien.
Ce fut ma chance. Moi, trader dans une grande banque américaine, les yeux rougis par quatre écrans que je scrute en simultané des heures durant. Moi qui ai un flair impressionnant, aux dires de mes collègues un brin jaloux. Mais je ne leur dis pas que la chance prend souvent le relai : le flair, ou le métier disons, c’est bien. Mais sans quelques coups de pouce du hasard, on ne va pas très loin. Comme mes collègues, justement.
Alors, engraisser la banque et toucher des primes substantielles, ça va bien un temps. Mais j’ai vite compris qu’il y avait mieux à faire : travailler d’abord pour soi ! Fallait juste que l’occasion se présente. Et elle s’est présentée le soir où j’ai retrouvé mon vieux copain par hasard à la fontaine Saint Michel où j’attendais un rencart. Lui aussi. Nos rencarts ne nous ont jamais revus, mais nous on ne s’est plus quittés. Et on a monté notre petite affaire.
Discrètement, depuis la salle informatique du sous-sol de la PJ, il se connecte à mon ordinateur et avale toutes les transactions que je fais. Ou plutôt que je vais faire pour le compte de la banque. Car il a trois secondes pour passer un ordre pour notre compte, juste avant celui que je vais passer pour la banque. Tout le monde y gagne, mais surtout nous.
Son coup de génie a été d’aller piquer notre mise de départ – un modeste cent mille dollars – sur un compte de la banque que personne ne surveille au quotidien. Avant que quelqu’un ne se penche dessus, on avait déjà tout remboursé, ni vu ni connu. Il a même réussi à effacer les deux transactions. Un petit génie, mon pote !
Depuis, notre business roule gentiment et on n’a pas à se plaindre… Comme au bon vieux temps, on partage cinquante-cinquante : cinq billes pour lui, cinq billes pour moi.
Sauf que ce soir, il me fout la trouille ! On avait une très grosse transaction à faire, un truc méchamment risqué mais qui devait rapporter gros, très gros.
Et soudain, pas de nouvelles, pas le code convenu qui s’affiche dans le coin de mon écran. Pas de message sur mon répondeur… Et il refuse de me parler, me raccroche au nez…
Et s’il avait pété un plomb ? Fait dans son froc ? Merdé dans les grandes largeurs ? Et si sa hiérarchie avait mis le doigt sur notre petit manège ? Et fourré son nez dans nos fichiers informatiques ?
La santé, c’est bien, mais mieux vaut l’avoir que d’y être pour vingt piges…
Faut que je trouve une solution. Et vite !
« Allo?
– C’est moi. Dis, tu te souviens de cette discussion… On s’était amusés à imaginer à qui on demanderait de l’aide si on devait se débarrasser d’un cadavre ?
– Euh… oui. En plaisantant, tu m’avais dit que c’est à moi que tu demanderais car tu me faisais absolument confiance. C’est dingue, ta voix n’a pas changé ! Je t’ai reconnu tout de suite.
– Je peux toujours ?
– Quoi ?
– Te faire absolument confiance ?
– Pour éliminer un cadavre ?
– Oui
– Pierre, tu plaisantes, j’espère ? Toi, le premier de la classe, le gars qui réussit tout, haut la main, tu as un cadavre sur les bras ?! Et c’est maintenant que tu m’appelles après quinze ans de silence, après m’avoir plaquée pour une rousse de chez Castel, une pseudo-starlette ! Je n’y crois pas !
– Je vais avoir besoin de toi
– Et c’est précisément maintenant, comme par hasard, que tu t’en rends compte ?! Et il est où, ton cadavre ? Dans une cave, au bord d’une rivière, dans le coffre de ta bagnole ?
– Pour l’instant, il est encore vivant…
– Alors là, stop ! Je ne peux rien pour toi ! Tuer un mec ou une nana, ce n’est pas mon truc. Trop dégueulasse, trop compliqué et trop risqué. Tu comprends ? Et puis, c’est qui ? L’amant de ta femme ?
– J’ai pas de femme
– Manquait plus que ça ! Pas de femme à quarante-cinq ans ! Mais qu’est-ce que tu fous de tes soirées ? Toujours sur tes écrans à décrypter des courbes incompréhensibles ? Des séries de chiffres en couleurs qui défilent en clignotant ? Toujours à essayer de doubler Singapour ou Londres ? A sur-performer New-York, comme tu disais ? A battre le Dow Jones ?! Oui, je me souviens : t’étais très fort pour baiser. Pour baiser le Dow Jones, je veux dire…
– C’est pas le moment, je t’en prie… Alors, tu peux m’aider ? Je peux payer. Cher.
– Tu as enfin fini par faire fortune, on dirait ? Et avec la fortune, bien sûr viennent les emmerds…
– On peut dire ça comme ça.
– Mais qu’est-ce qui te fait croire que je peux vraiment éliminer un cadavre ? Juste une idée en l’air, une blague ? On était jeunes, on avait beaucoup bu pendant cette soirée-là. Et fumé des trucs bizarres. On se racontait tout un tas de conneries. Et puis, c’est venu je ne sais plus comment cette idée qu’on aurait peut-être un jour besoin de se débarrasser d’un macchabée. Tu m’as dit que tu me ferais confiance, au cas où… Et un mois après tu me jetais pour cette salope de rouquine. C’est par elle que j’aurais dû commencer…
– Je ne l’ai pas vue depuis des années, mais elle est toujours en vie. Elle joue dans le dernier fim de Lelouch.
– Pas vu. Je n’aime pas Lelouch. Mais j’ai quand même fini par m’y mettre, par vraiment commencer…
– Commencer quoi ?
– A éliminer des cadavres, pardi ! Enfin, presque éliminer. Disons… bidouiller, charcuter façon puzzle. Mais beaucoup de cadavres.
– … ?!
– Et en toute impunité. J’ai fini mes études par une spécialisation en médecine légale et je travaille à l’Institut, quai de la Rapée.
C’est étrange, tu vois, mais le fait que tu m’aies dit que tu me ferais confiance, et bien ça m’a précisément donné confiance pour poursuivre mes études assez loin… J’étais amoureuse de toi, à l’époque… Et j’en ai acquis suffisamment, de la confiance, pour découper, inciser, désosser.
– Eh bien génial ! Un médecin légiste, je ne pouvais pas trouver mieux !
– Pas si vite. Ne t’emballe pas. Je n’ai jamais rien promis. Je dois réfléchir. Rappelle-moi après-demain.
– Je préférerais demain, le temps presse.
– Après-demain. Et dis-moi, combien ?
– Un seul, un seul cadavre.
– J’avais compris. Mais combien tu me donnes ?
– 100 000 ?
– 100 000 ! Tu te fous de ma gueule une fois de plus ! Il est temps que tu paies pour la rouquine, tu ne crois pas ?
– Disons 300 000
– Ok pour 600. Après tout, je risque mon job, moi. Mais je te préviens, je ne le prends en charge qu’une fois mort. Ce qui se passe avant, ce n’est pas mon problème. Ah oui, dis-moi, qui est-ce ?
– Un associé qui essaie de m’entourlouper et j’ai gros à perdre
– Je vois, un associé, je ne t’en demande pas plus… Alors ce sera 900 pour ce gros poisson. A prendre ou à laisser.
– Allo Max, c’est moi. Il vient de m’appeler. Tu avais raison, il n’avait pas oublié notre conversation d’il y a…vingt-cinq ans ! Revenir vers moi après ce qu’il m’a fait : il faut vraiment qu’il soit aux abois. Il est quand même drôlement gonflé, tu ne trouves pas ?
– Je sais, mais c’est comme ça qu’il a fait la fortune de sa banque et la sienne.
– Et la tienne !
– Ouais… Mais quand on a un gros égo, le flair et la baraka, on fonce et on se croit invincible. En plus, quand tu ramasses les dollars à la pelle, tu finis par perdre la tête et te faire un cinéma… Alors, il veut vraiment m’éliminer ?
– Il m’a parlé d’un associé qui veut le doubler…
– Donc on l’a bien embobiné : mon silence l’a fait paniquer, tu avais raison, et il s’imagine que je veux le planter et faire cavalier seul. Mais je n’en reviens pas qu’il veuille ma peau ! On se connaît depuis l’enfance, on a monté une superbe arnaque ensemble, on a fait fortune ensemble… Il doit vraiment avoir la trouille de tout perdre !
– C’est bien ce qu’on pensait, ce sur quoi on misait, non ? Il a peur que tu le balances, aujourd’hui ou demain. Et il n’est pas prêt à perdre son business lucratif. Très lucratif, même.
– Mais sans moi, sans mes bidouilles informatiques, il ne peut rien faire !
– Il doit avoir un plan de rechange, quelqu’un sous la main. Et toi, sans lui, tu penses réellement t’en sortir ?
– Je t’ai déjà expliqué que depuis le temps que je vois passer les transactions j’ai commencé à piger son mode de raisonnement. Et puis n’oublie pas que j’ai beaucoup lu, que je me suis documenté sur les mécanismes boursiers – je les ai même disséqués, si tu vois ce que je veux dire -, que j’ai fait pas mal de simulations. Gagnantes à quatre-vingt-dix pour cent !
– Je sais, je sais…Donc, tu te sens prêt à fonctionner tout seul ?
– Non, avec toi, docteur-mon-amour… Dis-moi, pour nous, il ne se doute de rien ? C’est vrai que c’était tout de même improbable que l’on se rencontre… S’il ne m’avait pas envoyé un jour par erreur un fichier avec tes coordonnées : Maud Lepeltier, étudiante en médecine, célibataire, 33 rue Lepic. Paris. Au mois d’août, j’étais tout seul dans la capitale et j’ai débarqué chez toi sous prétexte d’une vérification administrative.
– Ce qui était improbable, c’est qu’on tombe amoureux l’un de l’autre : le képi et le scalpel, le panier à salade et la morgue ! Drôles de combinaisons !
– Pas si improbable : c’est souvent à la morgue qu’on trouve nos solutions, nous les flics … – Max, je t’aime…
– Allo !
– Pierre, tu viens à la morgue dimanche à midi-et-quart. Je suis de garde et je serai seule. C’est l’heure du déjeuner de l’infirmier. On a quarante-cinq minutes devant nous. Je t’ouvre le portail, tu débarques ton colis. Pas trop sanguinolant, si tu peux. Ensuite, je m’occupe de tout. Je le fiche comme un SDF mort sur un trottoir, je le dépiaute, histoire de faire vrai. Rixe, blessures, coups mortels à la tête, il aura droit à la totale. Presque une belle mort complète ! Je le colle dans un sac, je fais mon rapport et il part à la fosse commune du Père Lachaise. Et le tour est joué. Toujours d’accord pour 900 ?
– OK.
Ce dimanche, à l’heure convenue, Pierre arrive tremblant, affolé, à la morgue. Maud l’attendait dans le hall.
– Je ne l’ai pas trouvé ce matin comme d’habitude au Luxembourg pour notre footing !
– Dépêche-toi d’entrer. Passe dans mon bureau. T’as l’argent, tout de même ?
– Oui, dans ma sacoche
– Pose-la sur mon fauteuil
En se retournant, Pierre se retrouve subitement nez-à-nez avec Max.
– Surpris de me voir, non ?
– Maud, Max… Vous vous connaissez ? Mais qu’est-ce que tu fous, Max, avec ton arme pointée sur moi, merde !? Déconne pas ! Pourquoi tu veux me descendre ?
– Pour la même raison que toi tu voulais le faire, je pense… Mais nos chemins se séparent ici. Maud et moi, on va faire équipe. Le vent a tourné, Pierre…
Maintenant tu vas gentiment entrer dans le labo derrière toi. Tu ne sentiras rien : juste une petite injection et bye-bye… Ensuite tu deviendras le clodo Paul-Marie Grandjean. Ta fiche est prête, complète et enregistrée dans les bons fichiers, fais-moi confiance. Pas de famille éplorée, pas de trace de disparition, pas de plainte, pas d’avis de recherche, pas de témoin et ton corps à la fosse… Tu vas plonger dans l’anonymat, mon pote.
Je crois bien qu’à la Bourse-de-Pas-d’-Chance, ton cours est au plus haut…
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