De bon matin, c’est un vrai bonheur de suivre Salto le long du quai. Ses longues oreilles ondulent au grès de son allure. Les os de ses épaules roulent sous sa fourrure. Son poil brillant capte la lumière du soleil naissant, petit fauve en balade, ses pattes sont comme des ressorts enchâssés dans des balles de caoutchouc.
Il sautille, frétille, se faufile comme une anguille entre les chaluts posés sur le sol. Il s’arrête, brusquement intrigué par quelques bouts de nylon. Puis, il se met à courir vers une mouette. C’est en marchant ou en courant derrière l’oriflamme de sa queue en panache que Justine Lanvin aime commencer la journée. L’année dernière, lors de la mort inattendue de son père, elle n’avait pas eu le courage d’abandonner le fidèle cocker. Elle n’était pas vraiment fan des chiens, et puis elle se demandait comment il supporterait les longs moments de solitude qu’elle lui imposerait. Elle avait décidé de faire un essai, et très vite, ils s’étaient apprivoisés. Toujours de bonne humeur, prêt à partir à l’aventure, un vrai antidépresseur. Une appréciable distraction pour Justine pas tout à fait installée dans sa nouvelle vie. Une brise marine la décoiffe gentiment. Elle respire avec enthousiasme l’air iodé. Parfois, elle imagine être une alvéole d’un poumon de la ville.
Sa marche est balisée par les coques des bateaux qui oscillent dans les courants. Les couleurs dansent sous ses yeux : outremer, cyan, cobalt, turquoise, l’eau est comme un miroir du ciel. Des hachures de lumière zèbrent sa surface. Elle est happée par le mystère des profondeurs, comme d’autres le sont par le vide entrevu d’un pont. Elle imagine toujours ce qui se cache dessous. Le petit esquif que l’on aperçoit, coulé l’hiver dernier, l’attire et l’effraie. Les voilà arrivés au vieux port, et soudain… l’horreur !
Comme une gigantesque étoile de mer échouée entre deux carènes : un corps !
Bras et jambes écartées, sur le ventre, cheveux bruns en couronne autour du crâne comme de minuscules algues. A première vue une personne jeune, carrure masculine : Tee-shirt noir, jean ajusté, baskets aux pieds. Aucun signe de vie. Justine appelle le commissariat et les pompiers. Il est encore tôt, les rues sont vides, ils vont arriver rapidement se répète-elle contemplant attristée le cadavre balloté par le clapotis de l’eau sur le mur. Salto ne comprend pas pourquoi elle s’est arrêtée si brusquement. Il vient s’assoir à ses pieds, intrigué.
Justine prévient le procureur. Pour l’instant, aucune hypothèse n’est envisageable, mais il paraît curieux qu’un jeune meure par accident, tout habillé dans un port…
Synchro les secours : les policiers ont vite remonté les quais et les pompiers arrivent sur leur zodiac. L’OPJ Jérôme Vidal a repéré Justine Lanvin alias Capitaine Choc (on a de la mémoire et de l’humour à la PJ) et Salto, il arrête la Peugeot à leur niveau. Éric Sanchez son binôme en sort en râlant (encore une permanence de week-end qui démarre sur les chapeaux de roues…)
- Salut les gars, gelez- moi le périmètre avant qu’on soit envahis.
Ils installent des rubalises le long de la bordure du quai. La voiture hybride du procureur vient compléter le tableau. Jacques Fournier s’en extirpe avec sa nonchalante élégance, comme d’hab, la moustache frisottée et l’œil vif.
- Bonjour à tous, beau dimanche pour mourir ! alors chère Justine ?
- J’ai prévenu le GITS (Groupe d’Intervention Technique et Scientifique) et le docteur Fabre, ils arrivent.
Fournier se penche au-dessus de l’eau, tourne la tête gauche-droite, évalue la position des bateaux, la distance entre eux. Le cadavre occupe tout juste l’espace comme s’il était lui-même à quai. La fourgonnette blanche de la scientifique arrive. Les « lapins » en descendent. Etant donné que le mort est dans le port, difficile de relever des indices…Ils photographient la scène sous toutes les coutures sait-on jamais…Un si petit détail pourrait leur échapper, qui manquerait cruellement au bon déroulement de l’enquête…C’est sûr, va falloir étudier le cadavre sous toutes les coutures pour le faire parler. C’est le proc qui l’a déclaré.
- Si la scientifique est OK, on va le sortir de là, le docteur Fabre pourra l’examiner tout de suite.
Les pompiers hissent la dépouille sur leur bateau. Ils la retournent, dévoilant son visage.
- Non ! s’écrit Sanchez, c’est Sébastien Cerrato un champion de joute ! Impossible qu’il se soit noyé ! il devait concourir aujourd’hui !
En découvrant ses traits, Justine sent une petite décharge côté cœur. Quel beau garçon ! Beauté classique d’une sculpture grecque, sourcils fournis, légères rides du sourire, bouche charnue, cheveux châtains coupe mi-longue, style romantique, genre Gauthier Capuçon avec quelques centimètres en plus. Un preux chevalier. Quel gâchis ! Les pompiers sanglent la victime sur un brancard et positionnent le corps à la verticale, pour que les policiers le hissent sur le bord. Le médecin procède à la levée du corps. Il ne peut que constater la rigidité cadavérique. Au premier coup d’œil, pas de trace de coups.
- On est bon pour une recherche de diatomées. Je voudrais bien savoir si ce gars est vraiment mort par noyade.
- Incroyable quand même ajoute Sanchez, il a dû savoir nager avant de marcher !
Le tandem Jérôme Vidal et Éric Sanchez est consterné ! les voilà en route pour annoncer la triste nouvelle. Jean Cerrato habite sur les hauteurs dans un quartier très convoité, son métier de négociant en vins le lui permet. Éric Sanchez gare en douceur la Peugeot le long du mur de la propriété. Des branches de palmier dépassent au-dessus du trottoir. Jérôme effleure le bouton de l’interphone. Il imagine la stupeur et la frayeur que les quelques mots qu’il est obligé de prononcer vont provoquer.
- Gendarmerie nationale…
Tout est si harmonieux dans ce jardin : carré d’aromatiques avec : romarin, thym, lavande, allées bordées de lauriers roses, terrasses encadrées par des oliviers, des mimosas, vers la piscine un espace minéral avec cactus, figuiers de barbarie, aloès, yuka et par-dessus le mur : la mer !! Le cri rauque d’une mouette déchire l’air…Mais voilà, le bleu du ciel est tombé sur la tête du maître de maison. Le sang a quitté son visage d’un coup, le choc est rude.
Oui, son fils est à la morgue, il va pouvoir le reconnaitre avant que le Dr Fabre ne le découpe en morceaux. Jean Cerruto était un homme fringant, raffiné qui a ouvert la porte…le voilà ratatiné comme s’il avait pris un coup de lance dans l’estomac. Pourtant, il en a paré quelques-unes de ces attaques à l’époque où il participait aux joutes. C’est lui qui en a donné le goût à son fils quand petit garçon il venait encourager son père lors du Grand Prix de la Saint Louis.
Une jeune fille arrive soudain, sauterelle en pyjama short. Elle a dans les bras un chat beige à poils longs. Il prend peur, saute, s’échappe. Elle a l’air toute gênée et en même temps, réalise que ce n’est pas du tout logique de rencontrer deux policiers dans le hall d’entrée le dimanche matin. Elle voit soudain la face dévastée de son beau-père et un O muet de stupéfaction se dessine sur sa bouche mignonne. L’annonce la percute de plein fouet. Pas frère et sœur de sang, mais un partage de parents ça crée des liens (ou pas). Sophie flanche et s’assied.
Maryline Mottet est partie tôt ce matin pour rejoindre son atelier dans la vieille ville. Elle a quitté le quartier haut d’un pas léger et décidé. Trois heures de disponibles pour plonger dans sa peinture ! Après, il faudra qu’elle retrouve son rôle et ses obligations de compagne de « notable » et de belle-mère d’un champion de joute. Le bleu de la mer chatouille sa pupille, sa narine frémit. Ses enjambées sont accélérées par sa passion et son impatience. Les créoles dansent au bout de ses oreilles. Sur la place, les dauphins de la fontaine envoient des jets d’eau vigoureux et Jules le Pouffre (poulpe) s’étire joyeusement. Arrivée rue Paul Valéry, elle croise une femme cheveux au vent l’œil rieur qui semble hypnotisée par le petit chien roux qui court devant elle en direction des quais. Marymo est arrivée devant la porte de la maison qui abrite son antre.
C’est là qu’elle se réinvente chaque jour. Dix ans déjà qu’elle a quitté la grande ville du Nord pour exposer au soleil…Petit flottement avant la mise en route. Choisir la musique qui accompagnera au mieux le voyage. Ce matin, ce sera les Doors « Rider on the Storm ». Elle ne peut s’empêcher de danser en préparant ses pinceaux, en découvrant ses palettes. Aujourd’hui sera un jour de techniques mixtes, pas de règles, pas d’interdits, on oublie l’académie. On se lâche, on y va. Dans sa tête tournent les oiseaux à tire-d’aile, ils passent et repassent. Elle voudrait tant peindre leur vol…la chaude voix de Jim Morrisson l’enveloppe. Puis, Changement de décor dans la playlist « The horse with no name » d’America pour chanter la, la, la, la, la, la, couteaux, pinceaux s’agitent au rythme des solos…Marymo l’appétit de vivre, aussi apte au bonheur que le cocker du capitaine Choc. Pourtant, ce matin, une petite touche de nostalgie voile l’éclat des couleurs de la toile, les souvenirs remontent. Elle se revoit il y a dix ans, entourée d’artistes admirés (il y avait même Combaz) et amicaux lors du vernissage de cette expo de groupe. Et soudain, le temps s’est suspendu quand ils se sont captés. Lui, grand brun, bronzé, la bouche légèrement ouverte qui semble avoir oublié le mot qu’elle allait prononcer…Elle…elle a souri, peut-être même rougi. Il s’est approché, ils ne se sont plus quittés. Il parait que cela s’appelle un coup de foudre. La fougue et la fantaisie de Maryline, comblaient parfaitement les failles de la personnalité de Jean un peu trop calme et classique.
…
Mardi 10 h commissariat quai Vauban :
- Que faisiez-vous, samedi dernier le 24 août Mme Mottet ?
- J’étais invitée à un vernissage au Réservoir.
- Pourriez-vous m’expliquer pourquoi votre beau-fils avait des marques de peinture bleue sur le
bras, exactement la même couleur que celle qui est votre signature ?
Marymo pâlit.
- Il était passé me voir dans l’après-midi à l’atelier. Je travaillais sur le sol. Il a failli marcher sur ma peinture, je l’ai retenu et quand je peins, j’ai souvent de la peinture sur les mains.
- C’est facile de s’absenter un moment au milieu d’une foule. Votre compagnon était avec vous ?
…
Médéa rêvasse face à la mer, les souvenirs de la soirée remontent à la surface. Elle se refait le film. Elle avait les mains dans l’évier quand son frère Ulysse et le beau Sébastien se sont installés à la terrasse du bar. Elle se doutait qu’ils viendraient, elle s’y était préparée. C’est leur rituel. Ils boivent vite fait un Coca et repartent chacun de leur côté. Comme s’ils avaient besoin de s’assurer que le lendemain, ils se feraient face sur l’eau, la lance au bout du bras.
Et pourtant, comme souvent quand elle croise Sébastien, la sueur a perlé sous ses aisselles, son pouls s’est accéléré. Elle avait un peu de mal à déglutir quand elle est allée prendre la commande « Deux Cocas » ça ne varie pas beaucoup. Pendant qu’elle les décapsule, des flashs l’assaillent.
Elle revit encore « l’évènement » qui la hante depuis deux mois.
Acte 1 : Le bras qui s’enroule autour de ses épaules et la plaque brusquement contre lui, la bouche qui se met à la dévorer, et ses mains qui se glissent partout et sa robe qui tombe…et elle qui ne dit rien, qui ne réagit pas, et…le noir.
Acte 2 : Elle se réveille sur la plage. L’eau chatouille le bout de son orteil, elle frissonne. Sa robe gît sur le sable, elle a la nausée.
Acte 3 : Après s’être purifiée à l’eau de mer, elle entreprend misérable, le chemin du retour.
Depuis, il évite toujours son regard. Elle le voit sourire avec désinvolture, content de lui… Elle serre les dents, ouvre la petite fiole de GHB vide prestement et furtivement le liquide dans le Coca. Elle lui sert sourire aux lèvres (Bonne chance Sébastien) …
Maintenant, juchée sur son rocher, elle contemple la lueur du feu de la Pointe courte, elle attrape son portable :
- Allo ?
- C’est moi Médéa, tu te souviens de cette discussion…on s’était amusées à imaginer à qui on demanderait de l’aide si on devait se débarrasser d’un cadavre ?
- Euh…oui, en plaisantant, tu m’avais dit que c’est à moi que tu demanderais car tu me faisais absolument confiance.
- Et bien c’est fait. Même pas besoin de toi. J’ai fait exactement ce que je t’avais expliqué. C’est le crime parfait, ils ne sauront jamais s’il a volontairement pris cette saloperie. Est-ce qu’il est tombé ou est-ce qu’on l’a poussé ? Pas besoin de le déplacer, il est très bien où il est, c’est la joute finale.
- Non !
- Si ! j’avais besoin de le partager avec toi.