Suzy monte dans l’avion qui la ramène à Paris, ville qu’elle a quittée il y a trois ans, juste après la fac, pour travailler à l’étranger. A cette période, elle souhaitait s’évader ailleurs, avoir son autonomie, lier d’autres amitiés, découvrir d’autres horizons dans un pays ensoleillé toute l’année. Elle était fatiguée de cette course après le temps. Ses recherches avaient été brèves. Elle avait flashé sur la Guadeloupe, entre la mer des Caraïbes et l’Atlantique.
Trois ans, c’est court finalement. Et à l’atterrissage, elle réalise qu’elle n’est pas pressée de ré intégrer son studio de 35 m² au septième étage, même si Alban, son fiancé l’attend.
Lorsqu’elle était étudiante, Paris avait toutes les qualités pour combler ses désirs. Les apéros entre amis, le cinéma le vendredi soir, les virées shopping entre copines, les visites aux musées… ou plus exactement ceux dont l’entrée était accessible à son porte-monnaie d’étudiante. Tout la ravissait.
Sans hésiter, ses parents avaient payé la caution de l’appartement et les six premiers mois de loyer. Sa situation était plus qu’enviable et ses copines ne manquaient pas de lui rappeler.
A l’époque du lycée, elle habitait à Lyon chez ses parents. Malgré leur générosité, elle tenait à obtenir rapidement son autonomie financière et pour cela, elle avait donné des cours. Puis pendant les trois années de fac, tous les week-ends, elle avait trouvé un job de serveuse dans une pizzéria. Elle finissait épuisée, mais elle avait amassé un joli pécule qui lui avait permis de payer la moitié du billet d’avion. Ses parents avaient financé le reste.
Pourtant, juste avant son départ, elle avait laissé un être cher. Non pas Alban, mais Estéban resté dans le sud de la France. Depuis le primaire, leur entente est exceptionnelle. Ils étaient dans les mêmes établissements pendant toute leur scolarité. D’ailleurs, jusqu’au collège, leurs parents respectifs, y voyaient là une amourette. Puis au lycée Estéban et Suzy sont devenus inséparables. Et vu de l’extérieur, on les pensait faits l’un pour l’autre.
Cependant, Suzy et Estéban, s’adorent, mais n’ont jamais été amoureux. Certes, ils ont les mêmes affinités, exercent la profession de psy tous les deux, pensent les mêmes choses au même instant, devinent quand l’autre va mal et sont toujours là, de nuit comme de jour, pour s’épauler, se réconforter.
Juste avant de s’envoler pour la Guadeloupe, Suzy avait effectué toutes les démarches nécessaires pour ouvrir, dès son retour sur Paris, son cabinet de psychologie. Estéban, avait trouvé un poste de professeur de psychologie à Toulouse, pas loin de ses parents. L’éloignement avait été difficile à accepter, pour l’un comme pour l’autre. Cependant, leur amitié indéfectible n’a jamais été ébranlée.
A la fac ils travaillaient ensemble sur les cours, sortaient avec leurs amis communs, partaient en vacances ensembles.
Et inévitablement, au moment de l’atterrissage, les pensées de Suzy s’envolent immédiatement vers Estéban. Lui reviennent ces années merveilleuses d’étudiants insouciants. En Guadeloupe, il ne manquait que cette âme sœur pour que le tableau soit parfait. Cette pensée en était même douloureuse, puisque la jeune fille ressentait le mal être de « son double ». Elle avait décidé de nommer Estéban ainsi. Il était son miroir permanent. Ils leur arrivaient d’échafauder des scénarios improbables dans leur vie.
Estéban serait donc son premier appel sur le sol de Paris, elle avait un besoin viscéral de le voir. Il passait avant tout, même avant ses parents.
-Estéban, c’est Suzy. Je viens de rentrer sur Paris. J’aimerai qu’on se voie dans la semaine, on a tellement de choses à se raconter.
-Oh Suzy, quelle belle surprise. Oui bien sûr je me souvenais que tu atterrissais aujourd’hui, mais je n’osais pas t’appeler tout de suite, je pensais que tu souhaiterais appeler tes parents.
-Non, c’est à toi que je veux raconter mes premiers souvenirs. D’ailleurs je réalise que Paris ne m’attire plus vraiment. C’est bruyant, l’hiver est froid, les déplacements sont difficiles. Alors que près des Caraïbes, c’est fantastique.
-En effet, tu sembles très pétillante. On peut se voir samedi ?
-Très bien. Le temps va paraître long jusqu’à samedi tu sais.
Suzy avait raccroché et était sur un nuage, comme après un premier rendez-vous galant. Pourtant, ce n’était pas de l’amour, puisque qu’Alban était son fiancé. D’ailleurs, ce dernier est tout à fait au courant de la relation de Suzy avec Estéban et l’accepte tout à fait. Il avait rapidement discerné l’alchimie entre ces deux êtres, état contre lequel il était inutile de lutter.
Suzy avait quitté l’aéroport direction son appartement, où Alban l’attendait. Elle était très heureuse de le revoir après tout ce temps, même s’ils avaient passé les dernières vacances d’été ensembles.
La seule ombre au tableau c’était la dépression du jeune homme, avec ses récurrentes idées suicidaires. Suzy n’en avait jamais parlé à ses parents. Mais Estéban connaissait, en détail, le parcours d’Alban. Avec ses connaissances en psychologie Suzy avait tout tenté pour sortir Alban de cette spirale infernale. Impossible, il s’enfonçait de plus en plus.
Tout avait commencé avant sa rencontre avec Suzy. Il vivait avec Paola. Puis il y a eu cette invitation chez des amis. Fatiguée, la jeune fille ne souhaitait pas accompagner Alban. Mais il avait su la faire changer d’avis. Sur le chemin du retour, en traversant une rue et pris dans leurs pensées, ils n’avaient pas vu surgir une moto. Alban avait attrapé Paola par le bras pour la protéger, mais hélas, la moto l’avait percutée. Elle avait été tuée sur le coup.
Alban ne s’était jamais pardonné, persuadé que s’il n’avait pas insisté pour que la jeune fille l’accompagne chez leurs amis, elle serait encore en vie.
Depuis, il vivait une descente aux enfers, bourré de remords, empli de tristesse, de haine envers lui-même. Complètement indifférent à son travail, il ne faisait plus de sport, ne participait à aucune tâche, sortait le moins possible. La seule chose qui semblait encore le passionner, c’était sa collection d’armes et la passion du tir dans lequel il excellait. Mais depuis quelques temps il n’assistait même plus aux cours. Il se plaisait simplement à évoquer sa collection, dès qu’il pressentait un passionné en face de lui.
Et pendant ce temps, la dépression, continuait son inévitable destruction. Elle envahissait Alban, le rongeait, et l’épuisait de mois en mois.
Plusieurs fois il avait tenté de mettre fin à ses jours, sans vraiment avoir le courage d’y arriver car finalement il s’était attaché à Suzy qui au fil du temps était plus une infirmière qu’une fiancée ! Entre eux, il y avait un fil amoureux qu’un rien pouvait briser, si Alban en prenait l’envie. Mais pour l’instant l’ensemble semblait tenir le coup.
Suzy savait pertinemment, que rien ne s’arrangerait avec sa longue absence. Elle était partie rassurée, car elle avait demandé à un collègue psychologue, de prendre Alban comme patient. En effet, Alban n’avait pas souhaité partir avec elle, il refusait d’être une entrave pour Suzy pendant ce séjour dont elle rêvait. Elle espérait découvrir une nette amélioration à son retour. Pourtant lorsqu’il avait rejoint Suzy le précédent été, le jeune homme était encore loin de la guérison.
Néanmoins, il lui avait fait un magnifique accueil et avait même réservé un restaurant pour le lendemain soir, pour fêter leurs retrouvailles.
Elle avait été surprise et ravie de découvrir un autre Alban. Pendant le repas il avait été positif, optimiste, formulait des projets d’emploi, de voyage et même d’un enfant.
Des jours meilleurs se profilaient enfin. Alban était métamorphosé. Gai, détendu, loin de toutes ses idées noires. Suzy pensait voir le bout du tunnel.
Hélas, cet état n’avait pas duré. Un mois après son retour, la jeune fille avait retrouvé un Alban dépressif qu’elle avait toujours connu, mais qu’elle aimait néanmoins.
Elle avait ouvert son cabinet de psy. De bouches à oreilles une patientèle se mettait en place. Sa gentillesse, son oreille attentive mettait ses patients en confiance. Sa voix douce apaisait les anxieux, son sourire redonnait courage aux désespérés. … mais dans son for intérieur, elle regrettait de ne pas pouvoir guérir Alban.
Un soir, en montant dans l’ascenseur pour rejoindre son appartement, elle avait entendu un bruit sourd.
-Lorsqu’Alban lui avait ouvert la porte, il était blême, incohérent, nerveux. Puis elle avait découvert l’horreur au pied du canapé. Un homme gisait, mort, une plaie à la tête.
Alban, qui est cet homme, et pourquoi est-il mort ? Que s’est-il passé ?
Alban n’avait pas pu gérer ce flot de questions, il s’était évanoui, fuyant ainsi la réalité. Après avoir repris ses esprits il avait tenté de s’exprimer.
-C’est un accident Suzy, juste un accident.
-Il t’a agressé ? Mais parle, explique-toi.
– C’est Romain, un collègue. Il y a quelques temps il m’avait confié qu’il était également un passionné d’armes, alors je lui avais proposé de venir pour lui présenter ma collection. Au moment où j’ai saisi un pistolet, j’ai oublié de vérifier s’il était chargé. … c’est le dernier que j’ai utilisé pour la séance de tir. Et quand je l’ai manipulé, le coup est parti, tuant net Romain.
-Mais Alban, tu te rends compte de ce que tu as fait ? tu viens de tuer quelqu’un avec une arme à feu, que tu détiens certainement illégalement !
-Je suis désolé Suzy
-Tu es juste désolé ! Mais réagis ! Ton ami est mort à cause de toi. Qu’est-ce qu’on va faire ? Et le corps, que va-t’on en faire ?
-Je peux me livrer à la police et leur dire « excusez-moi je viens de tuer mon ami » ! ou appeler les pompiers et leur dire, « venez j’ai tué quelqu’un par accident ».
Suzy avait répondu ironiquement, stupéfaite par les réponses aberrantes que faisaient Alban.
-Bien sûr et moi avec un grand sourire, je vais leur dire « excusez-moi, je n’étais pas là, je n’ai rien vu ». Mais tu rêves mon pauvre Alban, on n’est pas dans un roman policier. Ce que tu as fait est réel, et s’est déroulé dans NOTRE appartement.
Suzy tentait de résonner, réfléchir à une solution. Impossible d’espérer l’aide d’Alban dans ce moment d’horreur. Il sombrait de nouveau dans son état dépressif. Elle s’est alors subitement souvenue d’un plan échafaudé des années auparavant lors d’une discussion avec Estéban. Ça pouvait sembler farfelu, mais ça valait le coup d’être tenté. Elle s’était calmée et concentrée pour composer le numéro. Elle était persuadée que dans cette situation dramatique, Estéban ne l’abandonnerait pas.
Bouleversée et en état de choc elle avait réussi à lui parler :
« Estéban, c’est Suzy. Dis, tu te souviens de cette discussion ; on s’était amusés à imaginer à qui on demanderait de l’aide si on devait se débarrasser d’un cadavre ?
– Euh… oui. En plaisantant, tu m’avais dit que c’est à moi que tu demanderais car tu me faisais absolument confiance.
On ne devait pas être dans notre état normal pour imaginer ce plan de fou. Mais pourquoi tu te souviens de cette discussion ? Ah, je vois, tu t’es lancée dans l’écriture d’un polar ? Remarque pour une psy c’est un excellent sujet avec les confidences de tes patients, les idées ne vont pas te manquer.
-Estéban, réponds juste à ma question ; est-ce que tu es prêt à m’aider pour me débarrasser d’un mort ?
– Franchement, comme ça tout de suite, c’est difficile. Mais pour toi, je vais chercher. Laisse-moi jusqu’à demain pour dissimuler le macchabé de ton polar.
-Estéban, ce que j’essaie de te faire comprendre, c’est que je suis devant un macchabé, comme tu dis et qu’il faut que je le fasse disparaître. Il s’agit de Romain, un ami d’Alban qu’il vient de tuer accidentellement.
-« il a tué son ami accidentellement». Ah oui je comprends…. Tu frappes fort dis donc, puisque tu donnes le rôle de tueur à Alban, j’espère que tu lui a demandé son avis. Parce qu’entre nous, en ce moment, il est tellement déprimé qu’il risquerait de se suicider pour de bon.
Donc si je résume, tu es au cœur de ta scène de crime et là tu bloques sur le mort… Je t’avoue que je n’ai jamais été confronté à ce genre de situation.
-Estéban, tu n’as pas l’air de comprendre. Lorsque je suis rentrée du travail, j’ai entendu une détonation dans l’escalier. Cet après-midi, Alban avait invité un ami pour lui présenter sa collection d’armes. Or l’une d’elle était encore chargée. Lorsqu’Alban l’a manipulée, le coup est parti, tuant net le collègue. Et si je t’appelle, c’est pour m’aider à évacuer le mort, un vrai cadavre si tu préfères !
Au bout du fil, Suzy avait juste entendu le souffle rapide d’Estéban qui n’avait pas prononcé un mot pendant des secondes qui avaient paru interminables à la jeune fille.
-Estéban, ça va ? Tu as entendu ce que je viens de dire ?
Une voix d’outre-tombe avait prononcé un « oui » bref. Estéban, choqué, s’était ressaisi pour répondre à Suzy.
-Mais tu te rends compte de ce que tu dis. Tu veux que je t’aide à évacuer UN CORPS. Mais c’était pour blaguer cette histoire de cadavre.
-Pas pour moi Estéban. On s’est toujours soutenu ; alors aujourd’hui, dans une situation aussi noire, ne me laisse pas tomber. Je t’attends.
Estéban avait raccroché sans répondre à Suzy. La blague lancée il y a quelques années, tournait au cauchemar. Il ne savait plus où était sa place. Rester chez lui ou filer chez Suzy ? Mais son amitié pour la jeune fille était plus forte que tout. Il avait pris un avion pour arriver dans la nuit chez elle. Il avait alors découvert une scène surréaliste : Suzy avec Alban complètement groggy qui ne réalisait pas du tout la gravité de son acte. Et au sol, la victime, morte, une plaie à la tête.
Suzy avait été soulagée de la présence d’Estéban à ses côtés.
– Merci Estéban, sans toi je ne sais pas ce que j’aurai fait.
Estéban ne s’était pas embarrassé de mots inutiles et avait immédiatement mis Alban devant ses responsabilités.
– Alors Alban, que vas-tu faire de ton mort ? Il est hors de question que Suzy soit mêlée à cette sordide manipulation. De plus elle était absente quand la scène s’est déroulée. Le problème c’est toi qui l’as déclenché, toi seul. Je ne veux pas savoir ce que tu vas faire avec ce cadavre, mais tu dois te débrouiller. Comme d’habitude, tu espères que Suzy te vienne en aide. Tu fais erreur, cette fois, ce n’est pas négociable. Je l’emmène avec moi.
Tel un électro choc Alban réalisait l’ampleur de son acte et les répercussions sur son avenir.
Estéban avait prononcé les mots justes. Alban devait, seul, dissimuler son mort, mais il comprenait également qu’à cet instant précis, il venait de perdre définitivement Suzy.
-Mon chéri, tu peux venir s’il te plaît, j’aimerai que tu relises ma nouvelle avant que je l’envoie !